Histoire

Les espérantistes dans la Guerre civile espagnole

Ulrich Lins(*)

(En espéranto)
(En espagnol)
(Auf Deutsch)

La Guerre civile espagnole appartient aux événements mondiaux de notre siècle. Non seulement parce qu'elle a coûté la vie à des centaines de milliers d'Espagnols, mais aussi à cause de ses effets hors des frontières espagnoles. On sait que cette guerre a eu un double caractère, comme combat entre Espagnols et comme affrontement de puissances extérieures et d'idéologies ennemies. Les espérantistes font partie de ceux qui s'y sont engagés.

Nous savons peu de choses sur les tendances politiques des espérantistes espagnols. Il n'y a pas de statistiques sur la façon dont ils votèrent par exemple aux élections de février 1936, qui portèrent au pouvoir un gouvernement dit "de front populaire". Nous pouvons supposer que, d'une manière analogue à ce qui s'est passé dans d'autres pays, le mouvement espérantiste dans son ensemble a observé une attitude neutre par rapport aux questions politiques et sociales; il avait foi en ce que l'avancée de l'espéranto conduirait au renforcement de la solidarité entre hommes d'origines sociales, opinions et préférences politiques différentes. L'unité du mouvement espagnol avant 1936 n'était guère menacée par la polarisation qui devint un trait caractéristique de la vie politique, pour finir par l'explosion de la rébellion des forces de droite conservatrices dirigées par Francisco Franco.

Quant à parler d'un conflit entre espérantistes en Espagne, le plus durable a été celui entre les adeptes d'un Etat centralisateur et ceux qu'on appelle les autonomistes. C'est surtout parmi les Catalans qu'il y a toujours eu une forte tendance à lier le plaidoyer pour l'espéranto à la défense des particularités de la langue et de la culture catalanes. Leur action a été réussie, mais les autorités l'ont souvent suspectée de séparatisme. L'Association Espagnole Espérantiste (HEA) n'aimait pas non plus le désir de la Fédération Espérantiste Catalane de traiter directement avec le mouvement international sans passer par Madrid.

Au contraire, il n'y a presque pas eu en Espagne l'antagonisme entre espérantistes ouvriers et "neutres", qui a joué un rôle important, souvent fructueux par exemple en Allemagne préhitlérienne ou en France. En 1911, des espérantistes socialistes fondèrent à Madrid le groupe "Libera homo" (= "L'être humain libre"), et en 1914 commença la parution d'un périodique bilingue "Socialismo Esperantista" (= "Socialisme Espérantiste"). Des groupes ouvriers furent fondés à Bilbao, Valence, Barcelone et Gijón. En février 1928 le congrès du Parti Socialiste adopta une résolution en faveur de démarches visant à l'enseignement de l'espéranto dans des institutions ouvrières à but culturel. Mais cela n'eut pas de grande conséquence en pratique. Il ne fut même pas fondé d'union nationale de travailleurs espérantistes1.

Pour au moins tenter de s'approcher d'une compréhension des tendances politiques qu'avaient sinon la majorité, du moins une grande partie des espérantistes espagnols au début de la Guerre civile, nous pouvons porter notre attention sur une personne qui a joué un rôle important tant dans la guerre que dans le mouvement espérantiste. Il s'agit de Julio Mangada Rosenörn.

Un général républicain espérantiste

Julio MangadaMangada, né à Cuba en 1877, apprit l'espéranto en 1906, après avoir déjà commencé une carrière militaire. Il fut cofondateur en 1911 d'un journal franc-maçon bilingue "Luz Española / Hispana Lumo" (= "Lumière Espagnole"), qui fut remplacé en 1912 par la petite revue "Homaro" (= "Humanité"). Il y publia en 1913 la Déclaration sur l'Homaranisme de Zamenhof. En 1917 il fonda une autre revue "Hispana Esperantisto" (= "Espérantiste Espagnol"), et en 1925, à son initiative, fut fondée l'HEA (= Hispana Esperanto Asocio = Association Espérantiste Espagnole), qui avait un caractère centraliste et se dressait contre la "Hispana Esperantista Konfederacio" (= Confédération Espérantiste Espagnole), fondée plus tôt, soutenue surtout par des catalans, des aragonais et des valenciens. Mangada devint d'abord vice-président, puis président de l'HEA. Il conduisit de nombreux cours, fit de nombreuses traductions, publia des poèmes originaux, et acquit ainsi une renommée en Espagne2 et à l'étranger comme représentant éminent du mouvement espérantiste espagnol.

C'est ce même Mangada, qui en 1936 opposa une résistance décisive à la révolte des militaires conduite par Franco. Il dirigea des volontaires populaires, vite formés pour constituer une troupe, et aida par différentes victoires contre les forces rebelles à repousser la menace initiale sur Madrid; les habitants l'acclamèrent comme un héros populaire3. Que Mangada, qui était maintenant devenu général, ait agi sans hésiter pour défendre la république, n'est pas fait pour étonner. Le public le connaissait déjà, surtout pour son attitude remarquable en 1932, un an après l'établissement de la république, quand lors d'un banquet de militaires de haut rang il protesta contre un général qui avait terminé son allocution par "Vive l'Espagne!" au lieu de la nouvelle formule "Vive la République!"4.

De même, les espérantistes espagnols n'ont pas pu être surpris par l'engagement immédiat et très actif de Mangada dans l'impitoyable combat entre les forces gouvernementales et ses adversaires traditionnalistes. Chacun savait que Mangada était capable de très bien mettre en harmonie sa profession et son engagement espérantiste. L'homaranisme avait été accueilli par lui avec beaucoup plus d'enthousiasme que par les dirigeants du mouvement dans d'autres pays. Il appela Zamenhof, après la mort de celui-ci, "le plus grand saint de notre temps"5, et en 1933 il expliqua dans une allocution qu'il était espérantiste non pas parce qu'il considérait l'espéranto comme uniquement une langue internationale, mais parce qu'elle contient l'idée d'une vraie fraternité et que par son utilisation mondiale elle sert comme l'élément le plus efficace contre la guerre maudite6.

C'est un homme avec de telles convictions qui a été élu président de la HEA par ses membres pendant de nombreuses années. Ils avaient bien conscience qu'étant franc- maçon il s'écartait des puissants de la société espagnole. C'est pourquoi nous devons apprécier à une haute valeur la contribution de Mangada à la mobilisation des espérantistes espagnols en faveur de la république. Il est possible que beaucoup n'avaient pas besoin de pression, parce qu'à cause de leur conviction libérale bourgeoise ou socialiste ils soutenaient de toute façon le gouvernement. Mais ceux qui balançaient ne purent ignorer que voilà un homme qui, basant son action avec suite dans les idées sur des valeurs espérantistes, combattait à l'avant-garde contre les rebelles.

affiche, éditée par le gouvernement de Catalogne Tandis que Mangada s'efforçait d'offrir un modèle aux espérantistes espagnols, d'autres appelaient à la rescousse les espérantistes de l'étranger. "Espérantistes du monde entier, agissez avec énergie contre le fascisme international!" disait une affiche qui montrait des poings nazi allemand et fasciste italien armés d'un poignard, agressant l'Espagne. L'affiche, éditée par le ministère de la propagande du gouvernement de Catalogne, illustre un autre caractère attribué à la Guerre d'Espagne, celui d'une lutte qui devait décider de la supériorité de la démocratie ou de la dictature, du socialisme ou du fascisme, de l'indépendance nationale ou de la soumission coloniale, de la civilisation ou de la barbarie. "Informa bulteno" editée par la CNT

Il ne parut pas seulement l'affiche en espéranto. A partir de janvier 1937, le gouvernement catalan édita, au début de manière hebdomadaire, des communiqués de presse en espéranto. Il y eut des émissions radio en espéranto. Des groupes politiques divers utilisèrent la langue. Les plus actifs furent les anarchistes, dont le groupe qui au cours des premiers mois qui suivirent juillet 1936 s'efforça et réussit partiellement à transformer la résistance contre la rébellion des militaires en révolution sociale, d'ailleurs accompagnée de cruautés qui ne choquèrent pas moins l'opinion publique mondiale que les orgies sanguinaires commises par les franquistes. Jusqu'en février 1938 parut à Barcelone7 un "bulletin d'information" de la Confédération Nationale du Travail (CNT), de l'Association Ouvrière Internationale (AIT) et de la Fédération Anarchiste Ibérique (FAI). Les communistes aussi eurent leurs bulletins en espéranto8.

De même, dans d'autres parties de l'Espagne, des travailleurs espérantistes militaient. C'est principalement Valence qui mérite l'attention. Son Groupe de Travailleurs Espérantistes organisa avec succès un Congrès de la SAT auquel participèrent près de 400 travailleurs espérantistes de 13 pays. Le 1-er novembre 1936, ce même groupe édita le premier numéro de "Popola Fronto". Le nouveau périodique s'appelait en sous-titre "Bulletin international d'information sur la lutte espagnole contre le fascisme", et effectivement tout son contenu reflétait l'internationalisation de la guerre que démontra d'une manière éclatante l'arrivée en octobre de la première brigade de volontaires pour l'Espagne.

Revista "Popola Fronto" "Popola Fronto" n'imposait pas de tarif d'abonnement fixe, mais demandait à ses lecteurs une contribution volontaire. Bien que Valence, le siège d'édition, soit devenue en novembre 1936 le siège du gouvernement républicain, les rédacteurs affirmaient que la revue "ne paraissait qu'aux frais de la poche dégonflée d'ouvriers pauvres". Par son contenu il ressemblait beaucoup à un organe gouvernemental - la plupart des articles paraissaient sans signature et étaient évidemment traduits de l'espagnol. Cependant, il paraissait aussi des originaux, qui étaient donc des contributions écrites par les rédacteurs eux-mêmes. Toutes les contributions avaient un seul but: éveiller l'attention sur la signification de la guerre, faire comprendre la juste cause des républicains, faire appel à la solidarité mondiale dans la lutte contre les rebelles intérieurs aux pays et contre leurs complices étrangers fascistes. Conformément à cet objectif, le style de Popola Fronto était très combatif. En voici quelques exemples:

"L'Espagne se débat actuellement dans des convulsions sanglantes en défendant votre propre liberté!"

"L'espéranto vibre maintenant comme la chair honnête d'une classe modeste!"

"Le noble poing de l'Espagne est plus fort que le gant diplomatique!"

"L'espérantisme n'est pas un dogme de secte, mais un instrument de progrès!"

En fait, dans la presse espérantiste existant jusqu'alors, on trouve peu de périodiques qui combinent à un tel degré un bon niveau linguistique et un style captivant, expressif. Popola Fronto devait cela en premier lieu à son rédacteur en chef, Luis Hernández Lahuerta (1906-1961). Hernández, dessinateur lithographique, autodidacte, s'était déjà bien fait connaître en tant que principal organisateur du congrès de la SAT en 1934: c'était un auteur au "tempérament lyrique" et un orateur ayant une "richesse d'expression imagée allant jusqu'à la débauche"9. Luis Hernández Lahuerta

Le succès de Popola Fronto peut être évalué d'après la croissance du nombre des lecteurs. Au début ils étaient 3000; leur nombre dépassa bientôt 5000. Les dons venaient en grand nombre; une rubrique particulière, "Notre munition" en donnait la liste. Des lecteurs réagissaient avec vigueur, notamment d'Union Soviétique, dans le même temps où se préparait la répression stalinienne sur l'espéranto10, et de Chine, où les espérantistes, luttant dans leurs revues contre l'agression japonaise, saluaient comme particulièrement bien venue la revue dont l'esprit s'apparentait au leur11. Aux Pays-Bas, des espérantistes faisaient paraître une édition de Popola Fronto en langue néerlandaise. La revue valencienne servait aussi de bureau d'information sur l'état de santé ou de recherches sur le sort des espérantistes en nombre non négligeable qui combattaient dans les Brigades internationales12.

Inévitablement, il s'y trouvait aussi des informations sur des espérantistes tombés. Il ne s'agissait pas seulement de mort au combat. En mars 1937 la revue reproduisit une information déjà donnée par la radio ennemie, selon laquelle à Cordoue des espérantistes avaient été fusillés avec d'autres suspects, notamment des francs- maçons13. Cette information produisit un grand choc à l'étranger. Des espérantistes catholiques s'adressèrent directement à Franco, à la suite de quoi celui-ci nia éprouver de l'antipathie pour l'espéranto14.

Soit à cause de Popola Fronto, soit à cause d'autres sources d'information, parmi les espérantistes étrangers vraisemblablement le sentiment de sympathie envers les républicains était dominant, ne serait-ce qu'à cause de la croyance que leur victoire garantirait la survie des valeurs démocratiques et du mouvement espérantiste. Puisque en 1936, les nazis venaient d'interdire en Allemagne toute activité espérantiste, il n'était pas difficile d'utiliser l'argument que la victoire de Franco signifierait aussi la mort de l'espéranto en Espagne. En dépit du fait que la neutralité politique du mouvement empêchait des déclarations explicites de solidarité, dans les Congrès Universels de Varsovie (1937) et de Londres (1938) les participants approuvèrent par de grands applaudissements les messages de salutation adressés au gouvernement catalan15.

Pourtant, le succès de Popola Fronto était limité. Ce n'était pas dé seulement à l'évolution défavorable de la guerre. Son effet était aussi freiné par les affrontements idéologiques au sein du propre camp républicain. En 1937 le conflit s'aiguisa entre les anarchistes, qui surtout en Catalogne s'efforçaient de consolider les acquis révolutionnaires, et les communistes qui, de même que les autres partisans du gouvernement de front populaire, voyaient dans la révolution une mise en cause du but prioritaire, qui était la victoire militaire. Le conflit atteint son sommet par les événements de mai à Barcelone, où les communistes exercèrent non seulement une persécution sanglante contre les anarchistes, mais profitèrent aussi de l'occasion pour liquider ceux qu'ils haïssaient encore plus: les membres du POUM, le parti de léninistes critiques envers l'évolution de l'Union Soviétique sous Staline. Des membres de la police secrète soviétique furent complices de cette sanglante épuration en pleine guerre.

Les événements de Barcelone furent appelés par Popola Fronto, en accord complet avec la ligne du parti communiste, une vulgaire révolte d'agents de Hitler, que les autorités responsables eurent raison d'étouffer, "au milieu des applaudissements de toute l'opinion antifasciste" (n-ro 14). Au sujet du POUM il répéta l'accusation mortelle d'espionnage au service des fascistes (n-ro 18). Mais peu après, Hernández put faire l'expérience personnelle de l'effet produit par les rapports au sujet des tueries réciproques entre antifascistes sur l'attitude d'espérantistes à l'étranger: avec son collègue de rédaction Guillermo Bosch, il participa au 17-e Congrès de la SAT, à Rotterdam (31 juillet-5 août 1937). Y étant allé dans l'intention d'obtenir plus de soutien de la part des membres de la SAT, il subit pendant le congrès de désagréables questions sur l'emprisonnement de révolutionnaires en Catalogne et une âpre critique pour les commentaires calomnieux du Popola Fronto16. En outre, il dut être mis mal à l'aise par le fait que la Sennacieca Revuo (organe de la SAT) reproduisit un long article tiré de l'Informa Bulteno de Barcelone ("Barcelone, l'espoir le plus élevé de la Révolution"), qui donnait de nombreux détails sur les événements de mai et les persécutions contre les anarchistes17.

Revenu à Valence, Hernández, qui était lui-même communiste, définit la position du journal comme non-dogmatique et au-dessus des tendances. "Notre lutte de classes est assez douce pour accepter... la faveur de nombreux neutres libéraux", disait-il dans le but de calmer les esprits. Il insista pour affirmer qu'"aucune organisation ouvrière sérieuse ne subissait de persécution ou d'entrave de la part du gouvernement" (n-ro 20-21). Mais il n'augmenta pas sa crédibilité par un autre commentaire dans lequel il donnait raison à un décret gouvernemental qui interdisait toute critique à l'égard de l'Union Soviétique. Entre temps, Popola Fronto recevait évidemment toujours plus de questions sceptiques de lecteurs. La rédaction, sans cacher combien douloureuse et dangereuse elle trouvait la fissure en train de s'élargir, avoua que la polémique "nous est extrêmement désagréable" (n-ro 23), car elle affaiblit le soutien de l'opinion libérale mondiale, dont le peuple espagnol a tellement besoin.

En 1938 Sennacieca Revuo fit paraître la traduction d'un article paru dans L'Espagne Nouvelle, qui finissait par le slogan "Pour vaincre Franco, il faut vaincre Staline". Popola Fronto exprima avec une grande colère le soupçon que son auteur était "payé par Franco", mais ne cita pas le slogan et ne tenta pas non plus de réfuter les accusations d'exploitation de l'Espagne par l'Union Soviétique (n-ro 33).

Les conditions dans lesquelles travaillaient les rédacteurs de Popola Fronto devinrent de plus en plus lourdes. Hernández et d'autres collaborateurs de la rédaction furent mobilisés. En mai 1938 la revue passa d'un rythme de parution bihebdomadaire à mensuel. A la fin il ne restait plus à Valence que deux personnes qui, libérées du service militaire, s'occupaient de l'administration. La rédaction exprimait alors "une douce mélancolie" en rappelant combien les circonstances avaient changé par comparaison avec le temps où "la tragédie était encore dans sa phase romantique" et où "le travail n'était pas un devoir mais un plaisir supérieur, une distraction et un repos" (n-ro 37).

Au milieu de novembre 1938 les Brigades Internationales commencèrent à quitter l'Espagne. Le gouvernement espagnol espérait que par suite de leur retrait l'Allemagne et l'Italie réduiraient aussi leur soutien aux troupes de Franco. Mais en fait celles-ci devinrent désormais toujours plus fortes.

En janvier 1939 Popola Fronto ne parut que sur quatre page et sur très mauvais papier18. Fin mars la guerre était finie. La République Espagnole fut vaincue par des rebelles soutenus par deux grandes puissances, mais elle périt aussi à cause de la non-intervention des démocraties occidentales, la politique de chantage de l'Union Soviétique et ses propres contradictions. Julio Mangada dut quitter en hâte sa patrie; il s'enfuit d'abord en Algérie, d'où ensuite notamment avec l'aide d'espérantistes il put gagner le Mexique19. Les espérantistes étrangers qui avaient combattu dans les rangs des Brigades Internationales s'étaient déjà échappés vers la France. En Espagne même sévit alors une tempête de persécution dont furent aussi victimes les espérantistes qui avaient combattu dans les rangs du Front populaire. Parmi les emprisonnés se trouva Luis Hernández. Quelques espérantistes réussirent, grâce à leur poste dans le nouveau régime, à sauver la vie de collègues espérantistes menacés. Mais le mouvement espérantiste fut réduit au silence pour près de dix ans.

L'Espagne était leur espoir - tel était le titre d'un livre en allemand sur l'aide de militants de gauche à la République Espagnole20. Des espérantistes faisaient partie des progressistes qui espéraient. Ils mirent à la disposition du combat antifranquiste leur enthousiasme spécifique, espérantiste. Evidemment, des hommes comme Mangada et Hernández ne puisaient pas seulement dans l'espéranto l'inspiration de leur combat. Mais évidemment il exerçait pour eux un rôle important, motivant, quasi- messianique. Indépendamment du résultat, il reste à noter combien l'espéranto a été capable d'engendrer l'enthousiasme pour la cause de la République.

Les espoirs furent déçus. Faut-il donc en résumé constater aussi l'échec de la contribution des espérantistes? Le sort de Mangada, Hernández et quelques autres fait pencher vers une réponse positive, bien que cela ne doive pas empêcher le respect mérité par leur action. Nous avons conscience que leur enthousiasme a aussi couvert des contradictions, permis des déformations, nourri des erreurs. D'autre part, il a - en partie contre leur gré - conduit à une discussion entre les espérantistes. Même, d'âpres polémiques sont nées sur le sens de la guerre. C'est peut-être justement la discussion, principalement celle qui a eu lieu au congrès de la SAT à Rotterdam et dans les revues de la SAT, qui constitue l'héritage le plus important de l'activité espérantiste "pour l'Espagne": elle a été utile, en déclenchant un processus de réflexion parmi les espérantistes, c'est-à-dire la prise de conscience de ce que les progressistes discréditent leur combat contre le fascisme s'ils s'allient à une idéologie d'une autre couleur, qui ne s'oppose pas moins à l'humanité. Quand on considère à quel point a été aveuglé le camp de la gauche dans les années précédant le Pacte Hitler-Staline, ce n'est pas un acquis négligeable.

Notes

(*) Cet article est paru en 1993 dans un livre publié par l' "Institut Fritz-Hüser de littérature ouvrière allemande et étrangère", Dortmund, Allemagne: "Histoire illustrée du mouvement ouvrier espérantiste.  Pour travailleurs de tous les pays, une seule langue !". Certaines des notes suivantes ont été mises à jour fin 2003. Ulrich Lins est un historien allemand, auteur entre autres du livre "La langue dangereuse", sur les persécutions contre le mouvement espérantiste à différentes époques et dans différentes parts du monde. Texte traduit par Anne-Sophie Markov ; mis en page par Toño del Barrio. Francisco Azorín

1Au parlement, il y avait quelques députés espérantistes, notamment le socialiste Francisco Azorin de Cordoue. Les anarchistes constatèrent plus tard qu'avant la rébellion franquiste le mouvement espérantiste d'Espagne était surtout "bourgeois": Informa Bulteno 2, 1937, n-ro 11, p.4.

2Le célèbre écrivain Salvador de MADARIAGA a mis Mangada dans son livre "Españoles de mi tiempo" (= "Espagnols de mon temps") (1974); voir Dil Avia (=HIRAI Yukio), "Hispana, kataluna, Mangada...", Osaka 2003, p. 59-61.

3 Hugh THOMAS, "La guerre civile espagnole" (traduit de l'anglais).

4 THOMAS, p.61; Dil Avia, Hispana, p. 73-74. - Mangada fut arrêté plusieurs fois, la première fois en 1900. Lire (en Espéranto): Antonio MARCO BOTELLA, "Vivo kaj verkaro de Julio Mangada Rosenörn (1877-1946) ", en: "Klaro kaj elasto. Fest-libro por la 80a naskightago de Fernando de Diego", édité par Irmi et Reinhard Haupenthal, Schliengen 2003, p. 243-271; et la conférence par Toño del Barrio, "Julio Mangada Rosenörn, la antonomazia esperantisto" (résumé en espagnol en une outre page).

5 Dil Avia, Hispana, p. 57-58.

6 Antonio MARCO BOTELLA, "Analoj de la Esperanta movado en Hispanio" (= Annales du mouvement espérantiste en Espagne). Premier volume, Zaragoza 1987, p.288.

7 A partir de la fin de février 1938, l' "Informa Bulteno" parut à Paris à partir d'avril sous le nom "La Liberecana Sintezo" (=La Synthèse Libertaire).

8 Dès 1931 parut à Barcelone "Proleta Voco" (= Voix Prolétarienne), organe de la "Proleta Esperantista Unio de Iber-Amerikaj landoj" (= Union Prolétarienne Espérantiste des pays Ibéro-Américains). Il parut aussi en 1937 au moins deux numéros de La "Hispana Revolucio" (= La Révolution Espagnole), édité par le Parti Ouvrier d'Union Marxiste (POUM), anti-stalinien.

9 Juan Régulo, Luis Hernández, dans: "Heroldo de Esperanto" (= Le Héraut de l'Espéranto) 47. 1971, n-ro 14, p.1,3.

10 Le poète espérantiste soviétique E. Mikhalski (fusillé en 1938) publia dans le n-ro 4 de Popola Fronto un poème ("Hispana romanco" = romance espagnole) dédié à Mangada.

11 L'espérantiste japonaise Hasegawa Teru ("Verda Majo", "Mai Vert"), qui collaborait avec les Chinois, aida à élever principalement la renommée du général Mangada. Voir son message "A la communauté espérantiste mondiale" (15 dec.1938), réimprimé dans "Verkoj de Verda Majo" ("Oeuvre de MAI VERT"), Beijing 1982, p. 387.

12 Popola Fronto comptait fièrement dans ses rangs l'écrivain allemand Ludwig Renn, qui avait appris l'espéranto. - Au sujet d'espérantistes dans les Brigades Internationales, voir notamment: Franz Haiderer, "Les Brigades Internationales et les espérantistes", dans "Der Esperantist" (= L'espérantiste) 10. 1974, n-ro 67/68, p.10-12 (réédité en supplément du numéro 20. 1984, n-ro 123, p.9); Nikola Mladenov, "Des espérantistes dans la Guerre Civile Espagnole", dans "Espérantiste Bulgare" 56. 1987, n-ro 2, p. 4-5; Zofia Barnet-Fornalowa, "K-do Wladyslaw Lekowski, membre de SAT et combattant espagnol", dans "Sennaciulo 57". 1986, p.58-59. Pour le espérantiste et membre du POUM Ramón Fernández Jurado, voir Giordano Moya Escayola, "Esperantismo. Prelegoj kaj eseoj" ("Esperantisme. Conférences et essais"), Barcelonne 2002, p. 84-87.

13 Popola Fronto, n-ro 9 (1 mars 1937) et 16 (15 juin 1937); voir aussi Comunicat de Prensa, n-ro 6 (7 févr. 1937), p.4.

14 "Espero Katolika" (= Espoir Catholique), mai 1937; d'après "Heroldo de Esperanto", 18. 1937, n-ro 22, p.2. D'après la réponse de l'état-major de Franco, si "un espérantiste révolutionnaire" a été condamné, c'est arrivé pour "un acte de trahison", sérement pas "pour la connaissance de l'espéranto".

15 Les délégués italiens, pour protester contre la représentation officielle de la République Espagnole, refusérent d'exprimer leurs salutations à l'ouverture du Congrès de Londres.

16 "Popola Fronto", n-ro 20/21 (1 sept. 1937); "Sennaciulo" 13. 1936/37, p. 68, 70-71, 74-75.

17 "Sennacieca Revuo" 5. 1937/38, p. 82-85 (tiré de "Informa Bulteno", 23 juin 1937).

18 Le numéro de janvier était le 44-e. D'après "Internaciisto" (= Internationaliste) n-ro 1 (mai 1939), il est encore paru le n-ro 45 de Popola Fronto.

19 Voir le petit article autobiographique de Mangada dans le journal mexicain "Renovigo" (= Renouvellement) (n-ro 43, 14 févr. 1942). Il est mort en 1946.

20 Patrik von zur MÜHLEN, "Spanien war ihre Hoffnung. Die deutsche Linke im Spanischen Bürgerkrieg 1936 bis 1939" (= L'Espagne était leur espoir. Le maillon allemand dans la Guerre Civile Espagnole de 1936 à 1939), Berlin, Bonn 1985.

Auteur: Ulrich Lins. Voir aussi.